Alan Wake II : Le Dormeur doit se réveiller

13 ans que nous avions laissé Alan bloqué dans l’Antre Noire, 13 ans que l’écrivain s’était sacrifié pour sauver sa femme en se condamnant lui-même à errer dans une vie de solitude et de création afin de réécrire la réalité… sa réalité. Si le cauchemar aura perduré via deux DLC (Le Signal, L’Ecrivain) et le stand-alone American Nightmare, c’est plus récemment, à travers l’extension AWE de Control, que le personnage avait à nouveau donné des signes de vie puisque faisant directement intervenir le romancier tout en teasant le second jeu qui nous intéresse aujourd’hui. Une renaissance attendue qui se devait de nous offrir un univers aussi torturé et maîtrisé que son aïeul et ses illustres références.

Commençons par le commencement en nous posant une question légitime : Faut-il avoir terminé Alan Wake, et accessoirement Control, pour pleinement profiter de cette suite ? Clairement, oui. C’est un fait, si vous n’avez pas fini ces deux jeux (et dans une certaine mesure les contenus évoqués en introduction), vous n’aurez pas toutes les cartes en mains pour appréhender et surtout comprendre cette suite. Thomas Zane, l’Ombre Noire, Monsieur Grincement… Si au fil de l’histoire, les pièces du puzzle se mettront en place, on regrettera que Remedy n’ait pas intégré un Previously d’autant que certains éléments ne sont jamais clairement expliqués à commencer par le rôle d’Ahti, omniprésent dans Control, ou bien encore Le Bureau de contrôle. A l’inverse, les fans seront aux anges tant le studio finlandais continue à étoffer son WakeVerse en imbriquant personnages et concepts alambiqués afin de donner du corps à cet univers à mi-chemin entre l’œuvre de Stephen King et celle de David Lynch.

Alors que le premier Alan Wake officiait principalement du côté du maître de l’horreur américain, autant dans la représentation de ses environnements évoquant Castle Rock que son histoire inspirée en partie de La Part des Ténèbres (The Dark Half), Alan Wake II opte davantage pour l’œuvre de David Lynch et plus particulièrement Twin Peaks tout en louvoyant du côté du In the Mouth of Madness de John Carpenter. Ses agents du FBI accros au café, l’Antre Noire évoquant en substance la Red Room, les habitants de Bright Falls semblant étrangement posés comme autant d’acteurs d’une pièce de théâtre, les références à la série de Lynch abondent. Jouant du début à la fin avec le concept de réalité et de fiction, Alan Wake II brouille les pistes tout en ne perdant jamais de vue sa ligne directrice : la libération d’Alan. Pour y parvenir, nous pouvons cette fois switcher à notre convenance entre Alan et Saga, agent du FBI fraîchement débarquée pour enquêter sur les agissements d’une mystérieuse secte. La proposition est intéressante, permet des aérations au récit tout en présentant à mon sens plusieurs défauts d’écriture.

En effet, bien qu’Alan soit désormais coutumier de cet univers après 13 ans d’emprisonnement, le plus logique aurait été de présenter Saga comme son opposé, une sorte de «contre-poids» découvrant peu à peu les règles régissant cet étrange univers. Malheureusement, ce n’est nullement le cas puisque Saga se montre incroyablement enthousiaste à l’idée d’enquêter sur sa première affaire sectaire (pourquoi pas) tout en semblant complètement déconnectée des événements voire de son équipier, Casey, avec qui elle aura de moins en moins d’interactions au fur et à mesure qu’elle progresse dans l’histoire. Etrangement, Bright Falls manque également de vie et le fait de ne pouvoir parler avec les habitants, en dehors de quelques passages imposés par le jeu, n’arrange pas les choses. Une scène du début illustre parfaitement ce ressenti. Après avoir vu un adjoint (campé par Shawn Ashmore, Jack Joyce dans Quantum Break, qui lui-même teasait déjà en 2016 le retour d’Alan Wake) disparaître sous ses yeux, Saga affronte son premier Possédé, féroce, le teint livide, un trou à la place du cœur. Les balles pleuvent, l’horreur s’installe et… rien, la vie du commissariat de Bright Falls reprend son cours alors que des corps de flics jonchent le sol de la morgue et qu’un des policiers est porté disparu.

A ce stade, deux façons de réagir : Soit l’absence de réaction de Saga Anderson (posée, détachée de l’horreur qui ferait vriller Dana Scully en moins d’une minute) pourra minimiser l’immersion, soit on embrassera cet aspect du récit faisant finalement le jeu des histoires imbriquées les unes dans les autres avec cet amalgame de réel et fiction.

C’est effectivement une manière d’accepter la chose, d’autant que la capacité de Wake à réécrire la réalité est à nouveau au centre de l’histoire. Certes, sauf qu’à mon sens, ça peut aussi vouloir dire qu’Alan est un piètre écrivain, incapable de décrire correctement les réactions d’une ville face au surnaturel.

Malgré tout, l’histoire d’Alan Wake II reste intéressante à suivre, notamment grâce à la mise en scène aussi élaborée que celle du premier volet. Perclus d’éclairs de génie synonymes de scènes éblouissantes, faisant à nouveau le jeu du transmedia via des scènes live directement intégrées dans la narration (avec toutefois un énorme bémol sur le jeu très approximatif de plusieurs acteurs à commencer par celui de Ilkka Villi dans le rôle principal), l’ensemble captive dans sa propension à prendre le meilleur du cinéma et des séries TV (le découpage en chapitres ponctués de cliffhangers, l’utilisation d’une bande-son éclectique composée de très nombreuses chansons) tout en peaufinant la forme. Sur ce point, ce deuxième épisode soigne ses ambiances à travers de somptueux jeux de lumière, aussi réussis que ceux du mètre étalon Red Dead Redemption II. Oscillant entre une New-York sordide, crasseuse issue d’un polar, et Bright Falls et ses alentours (lieu de « villégiature » de Saga), le jeu alterne entre des atmosphères crépusculaires du plus bel effet et les classiques de l’horreur (un hôpital, un parc d’attractions désaffecté, un manoir ou bien encore ces cabanes au charme finnois perdues dans les bois). Si le titre est inattaquable sur ses choix de DA, il l’est en revanche beaucoup plus sur sa stabilité et ses bugs, nombreux sur PS5, encore aujourd’hui malgré les patchs sortis.

Bien que la plupart des soucis techniques soient communs à de nombreux jeux (personnages en T-pose, ambiances lumineuses changeant promptement en passant d’une zone à l’autre, problèmes de sous-titres, synchro labiale FR…), d’autres en revanche sont déjà plus critiquables concernant un projet de cet acabit. Si la quasi intégralité des bugs bloquants est aujourd’hui du passé grâce à la série de patchs sortis rapidement, plusieurs agacent toujours, à l’image de certains objets inaccessibles à cause de contenants mal placés. Au rayon des quelques défauts de l’œuvre, on citera également la difficulté un peu étrange surtout qu’à l’image du premier volet, le rationnement des munitions et autres piles (indispensables pour affaiblir les Possédés) sera primordiale. Si vous pourrez à loisir explorer en retournant dans les zones où on vous fera de toute façon revenir pour la bonne marche de l’aventure, plusieurs ennemis vous y attendront. En somme, vous devrez utiliser vos ressources…pour aller en récupérer d’autres ! Alan Wake II proposant une difficulté bien plus élevée en début qu’en fin de partie, vous apprendrez à savoir quand fuir ou recharger une partie dans un des abris, disséminés ici et là, ceci faisant généralement disparaître vos adversaires dont la présence est très souvent aléatoire.

D’ailleurs, comme on pouvait s’y attendre, ce n’est pas tant dans son gameplay que son ambiance qu’Alan Wake II fascine et façonne son intrigue. On retrouvera donc plusieurs types d’adversaires qu’il faudra affaiblir grâce à des sources lumineuses avant de leur loger une balle en pleine caboche, ainsi que la sempiternelle collecte d’objets pour progresser. Mentionnons toutefois quelques énigmes intéressantes requérant de la jugeote ou une analyse de son environnement. L’idée de pouvoir également alterner à tout moment entre Saga et Alan apporte de la variété tout en suivant l’intrigue du point de vue des deux protagonistes qui finiront par se croiser. C’est d’autant plus vrai que chaque personnage profite de quelques subtilités de gameplay à commencer par Alan qui devra switcher entre plusieurs réalités au sein d’une scène pour avancer. Une astuce intelligente permettant d’apporter une pluralité d’ambiances au sein d’un même lieu.

Comme je le précisais, Alan Wake II brille par le traitement de son histoire, sujette à discussion mais conjuguant néanmoins les thèmes de la création, de la célébrité et de tout ce que ça peut engendrer de bon comme de mauvais. Il n’est donc pas surprenant qu’il nous fasse voyager dans les méandres tortueuses de l’esprit d’Alan qui prendront la forme d’une émission télévisée ou d’un vieux cinéma à l’image de ce que proposait déjà La Fin Absolue du Monde, autre œuvre de John Carpenter abordant également la notion de création et de destruction (d’une œuvre, d’un individu, de la Terre entière). Si Alan Wake II se restreint à l’univers de son «main character», il le fait cependant par l’entremise des autres personnages, qu’ils émanent ou non de son imaginaire. Pour autant, on aurait apprécié que la réflexion autour des thèmes énoncés plus haut soit davantage poussée, que ce soit à travers son rapport avec sa femme Alice ou la relation entre Saga et sa famille, à peine esquissée.

Plutôt que de creuser ces pistes, les développeurs ont préféré se réfugier la plupart du temps dans une sorte de délire Lynchien sans toutefois aller aussi loin que la dernière saison de Twin Peaks, et c’est assurément une bonne chose. En soit, ce n’est pas tant un défaut qu’un regret (de ne pas avoir l’un ET l’autre) même si à mesure que l’histoire puise sa force dans le fantastique ou l’étrangeté joyeusement barrée de ses situations, le plaisir de la découverte va de pair. Moins anxiogène que le premier volet, sa suite maximise tout ce qui avait été entrepris en 2010 grâce à la puissance de calcul actuelle des consoles/PC permettant de donner vie à des délires plus graphiques et davantage d’expérimentations, aussi bien visuelles, auditives que structurelles. Remedy n’a plus grand-chose à prouver sur ce point et leur savoir-faire se retrouve aussi bien dans la narration environnementale guidant intelligemment le joueur, un show musical qui fera date dans l’histoire du jeu vidéo ou bien encore ces couches de narration alimentant un récit finalement très kafkaïen.

Aussi maîtrisé soit-il, Alan Wake II ne cherche jamais à bousculer la formule établie par le premier volet. Si beaucoup d’éléments de gameplay sonnent juste, ils ne sont finalement que l’écho de choses vues dans d’autres oeuvres. Ainsi, le Palais mental de Saga et Alan n’est qu’une sorte de hub où on pourra recouper des informations sur les différents protagonistes, faire du profilage, réécouter/revoir les documents audio et vidéo ou améliorer ses armes. Rien de vraiment original mais tout ceci fonctionne grâce à la matérialisation de l’ensemble sous forme d’une pièce en renvoyant notamment à ce qu’on pouvait voir dans la série Sherlock Holmes de 2010. L’idée, simple en apparence, s’imbrique parfaitement dans l’ambiance générale et permet de littéralement plonger dans la psyché des personnages. Dans le même ordre d’idées, la capacité d’Alan à modifier son environnement à des endroits précis est une astuce ayant des airs de déjà-vu puisqu’en 1999, Soul Reaver permettait déjà de passer d’une dimension à l’autre (synonyme de morphing particulièrement impressionnant pour l’époque) afin de progresser. Néanmoins, à l’image du Palais mental, cet élément de gameplay trouve sa place dans l’histoire tout en multipliant les atmosphères plutôt que les jump scares, facilité malheureusement surexploitée durant un tronçon de jeu.

Si Alan Wake II aurait gagné à resserrer son intrigue autour d’une ou deux thématiques fortes plutôt qu’à alimenter constamment son histoire avec le jeu du «Qui est qui ?», il n’en reste pas moins un titre précieux appartenant autant à ses auteurs qu’aux joueurs qui pourront s’amuser à creuser la surface pour y trouver une deuxième lecture s’axant autour de la folie voire des violences conjugales. C’est ce qui rend intéressante cette suite qui n’est jamais aussi terrifiante qu’en nous montrant une horreur simple, à travers une succession de photos aussi triste que glaçante. Sans toujours réussir à offrir ce qu’on attendait d’elle et bien qu’étirant sa fin en usant jusqu’à l’épuisement de certains concepts de gameplay, ce second opus se montre suffisamment créatif, original et atypique pour qu’on s’y plonge à corps perdu afin d’aider Alan à trouver la lumière au bout du chemin.

Bien qu’inspiré et parsemé de moments uniques, Alan Wake II n’est sans doute pas la suite parfaite qu’on était en droit d’attendre. La faute à une écriture pas toujours au niveau, quelques effets faciles, une quantité non négligeable de bugs et une fin s’étirant inutilement jusqu’à abuser des concepts de profilage et d’enquête. Pourtant, au-delà de ses imperfections, le titre comporte tout comme son aîné, une volonté de mélanger les médias pour en sortir une œuvre singulière, référentielle et désireuse de densifier le «RemedyVerse». Perfectible mais joyeusement barrée et suffisamment profonde pour nous happer avec délectation.

Yannick Le Fur

Yannick Le Fur

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