François Baranger, si vous ne connaissez peut-être pas son nom, vous avez sans doute déjà joué à un jeu vidéo ou vu un film auquel l’homme a participé. Heavy Rain, Beyond : Two Souls, Harry Potter, Prince of Persia, La Colère des Titans, autant de projets sur lesquels cet artiste français de talent a travaillé.
Toutefois, François Baranger n’étant pas homme à se restreindre à un seul univers, on ne sera pas surpris de le savoir concept artist sur des projets divers et variés, auteur de BD, illustrateur ou bien encore romancier. Nous avons donc décidé, à travers une interview, d’en savoir un peu plus sur le personnage, sur ses travaux (que vous pouvez retrouver sur son site officiel), sur les différences pouvant exister entre le milieu du cinéma et du jeu vidéo ou tout simplement sur son parcours.
Bonjour François, avant toute chose, une question qui me brûle les lèvres. Concept artist pour des jeux vidéo, le cinéma, illustrateur, dessinateur, auteur de BD et de romans, comment devient-on un tel touche-à-tout ?
François Baranger > Aucune idée ! Ce n’est pas une démarche réfléchie de ma part, mais plutôt un constat qui s’impose à moi. Je m’intéresse à beaucoup de choses, trop peut-être. Mais au-delà de ça, comme je le dis souvent, toutes ces activités procèdent finalement de la même envie, celle de raconter des histoires. Dessiner ou écrire, pour moi, c’est la même chose. Bien évidemment, la technique n’est pas la même, mais la démarche est identique. Concevoir une illustration, c’est aussi raconter une histoire, surtout dans le domaine du concept art, où il n’agit pas seulement de proposer un design, mais également de faire passer un moment narratif du film ou du jeu. Beaucoup d’idées se bousculent dans mon petit cerveau malade, et ces activités variées sont pour moi un moyen de les épancher. Et puis, derrière cela, je crois que se cache aussi une éternelle insatisfaction. J’ai toujours envie de faire autre chose que ce que je suis en train de faire. Cela confine parfois à l’absurde. Il suffit que je travaille sur un projet SF pour avoir envie de faire de l’heroïc fantasy, il suffit que j’écrive pour avoir envie de dessiner et inversement. Je crois que je devrais consulter…
Peux-tu nous décrire rapidement ton parcours scolaire jusqu’à ton premier job ?
François Baranger > Un parcours assez banal. Lycée généraliste, filière orientée compta/commerce. Le dessin a toujours été une passion, depuis le plus jeune âge, mais à cette époque, je ne pensais pas un instant pouvoir gagner ma vie avec. Ce n’est qu’une fois le bac passé que, au pied du mur, avant d’aller en BTS commerce, j’ai réalisé qu’il était tout simplement impossible pour moi de faire autre chose qu’une carrière artistique. Je suis donc parti dans une école d’art à Paris, l’EMSAT, où j’ai fait trois ans. Après, j’ai commencé à travailler, mais pas en illustration. J’ai fait pas mal de 3D pour des jeux vidéo, puis réalisé quelques courts métrages d’animation, avant de me remettre à l’illustration pour de bon.
Explique-nous en quoi consiste ton travail de concept artist.
François Baranger > Que ce soit pour le jeu vidéo ou pour le cinéma, le travail de concept artist est sensiblement le même. Il s’agit, par le biais d’illustrations, de proposer une vision de l’œuvre finale à un moment où la production n’a pas encore commencé. C’est donc évidemment surtout utile pour des œuvres situées dans un univers où l’imaginaire a une grande part. On ne fait pas de concept art pour une histoire d’adultère dans une chambre de bonne à Paris. Il n’y a rien à inventer. Alors que sur un film fantastique, ou de SF, ou même un polar avec de l’ambition visuelle, le travail d’un concept artist peut apporter beaucoup à la production.
Pour être plus précis, créer un concept art, c’est réaliser une image qui semble directement sortie du film, à un moment où, bien souvent, seul le scénario est déjà écrit. Cela commence toujours par une longue discussion avec le réalisateur au cours de laquelle il faut essayer de comprendre les détails de sa « vision », mais aussi de capter l’esprit de ce qu’il veut faire, le mood. Ce n’est pas toujours évident car, parfois, il ne le sait pas lui-même très clairement, et, justement, il compte sur vous pour l’aider à clarifier.
Ensuite, ces images peuvent avoir différents usages. Comme je viens de le dire, elles aident le réalisateur à clarifier ses idées, mais elles permettent aussi aux producteurs de mieux comprendre où le film va, et surtout, combien il va coûter ; elles servent ensuite sur le tournage à permettre aux équipes techniques ou aux acteurs à comprendre vers quoi la scène doit tendre ; et elles servent enfin en postproduction, au moment où les effets spéciaux sont fabriqués. Parfois même, elles servent à chercher des financements avant la production !
Nous allons débuter par tes travaux dans le jeu vidéo. Je vois que tu as travaillé sur Heavy Rain et Beyond : Two Souls en tant que concept artist.
François Baranger > La différence principale, pour un concept artist, entre le cinéma et le jeu vidéo, tient dans l’organisation de la production. Sur un film, la préproduction est nettement séparée du tournage, qui est lui-même clairement séparé de la postproduction (les effets spéciaux). Donc la « préprod » est une phase purement créative où l’on peut constamment faire évoluer ce qui a déjà été fait. Alors que dans le jeu vidéo, même s’il y a également une phase de préprod, le plus gros du travail de concept artist s’effectue durant la production elle-même. Il arrive parfois qu’on réalise un concept juste avant qu’il soit utilisé par les équipes. Il n’y a donc pas de retour en arrière possible.
Cela dit, hormis cette nuance, le travail reste globalement le même. Les concepts produits pour un jeu ressemblent beaucoup à ceux produits pour un film. Evidemment, c’est encore plus vrai pour les jeux Quantic Dream qui ont une véritable parenté avec le cinéma.
As-tu pu, à un moment ou à un autre, imposer ta vision ou as-tu été obligé de suivre scrupuleusement les directives du réalisateur ?
François Baranger > Je ne dirais pas que c’est le rôle d’un concept artist d’imposer sa vision. Il doit avant tout chercher à faire exister celle du réalisateur. Cela dit, il y a des réalisateurs qui sont très demandeurs de votre propre créativité, qui n’hésitent pas à mettre en avant vos idées. La plupart du temps, c’est un mélange des deux. Il y a certains points qu’il faut scrupuleusement respecter, et d’autres où l’on vous demande d’apporter vos idées. Sur ces deux projets, j’ai eu davantage de marge de manœuvre sur l’ambiance, l’atmosphère, la lumière, que sur le design proprement dit.
A ce sujet, comment s’est passée la collaboration avec David Cage ?
François Baranger > Sans problème. C’est une personne d’humeur égale, très agréable au quotidien.
De Heavy Rain à Beyond : Two Souls, les méthodes de travail ont-elles évolué au sein de Quantic Dream ?
François Baranger > Entre les deux, le studio a beaucoup grossi, et les méthodes de travail ont en effet évolué, mais pas vraiment en ce qui concerne la préprod. Finalement, le métier de concept artist reste assez artisanal.
On vous donne un brief, vous faites un petit dessin sur votre tablette, et hop, c’est fini ! Pas besoin de s’adapter en permanence à des révolutions technologiques, de nouveaux moteurs, de nouvelles plates-formes, etc.
Ces deux titres ont pour point commun un véritable aspect cinématographique. Dans le sens où tu as toi-même travaillé pour le cinéma, est-ce que ça t’a influencé dans tes travaux ou, au contraire, as-tu puisé ton inspiration en dehors du septième art ?
François Baranger > Il y a une ambition cinématographique claire et assumée chez Quantic. Donc on a plutôt essayé de s’inspirer de la photo de certains films plutôt que d’autres jeux. Mais c’est une tendance plus générale. Au cours des dernières années, il est devenu évident pour tout le monde que les deux médias se rejoignent, visuellement parlant. Certains films sur lesquels j’ai pu travailler avaient des looks de jeux vidéo, et à l’inverse, comme je viens de le dire, certains jeux ont des looks de films. Cela devient évidemment encore plus frappant lorsqu’on travaille sur un film comme Prince of Persia, qui provient directement de l’univers des jeux vidéo.
Tu as aussi créé des concepts arts pour Blur Studio, qui s’est spécialisé dans les trailers de jeux. En quoi est-ce différent de travailler sur un trailer plutôt que sur un jeu dans son ensemble ?
François Baranger > C’est beaucoup plus court ! Lorsque je travaille sur un trailer, cela ne dure que quelques semaines. Je suis toujours ravi de travailler pour Blur. Ce sont des gens qui font un travail formidable, toujours au top. Et leurs projets sont toujours sexy. Je ne peux pas parler des derniers, qui sont toujours secrets, mais rien que celui de The Division était déjà très cool !
Tu parles du superbe trailer de The Division diffusé durant l’E3 2014 ?
François Baranger > Exactement. J’ai travaillé sur le début, la partie où l’on se déplace dans les pièces d’un appartement vide, dont l’état se transforme progressivement, où l’on ne voit jamais les occupants, mais on comprend qu’ils se sont barricadés, puis que la situation s’est dégradée au fur et à mesure, jusqu’au suicide du père.
En dehors du jeu vidéo, tu travailles également beaucoup pour le cinéma. Tu as notamment eu l’occasion de bosser pour la société anglaise MPC, spécialisée dans les effets spéciaux et la postproduction, sur le film Harry Potter et les Reliques de la Mort – Partie 2. En quoi consistait exactement ton rôle ?
François Baranger > J’ai fait quelques concepts pour l’attaque de Poudlard et pour l’incendie de la Salle sur demande.
Ce n’était pas évident parce que sur une licence de ce genre, la marge de liberté est très faible. Visuellement, tout est extrêmement codifié, et il faut être capable de s’adapter à ce que les autres ont déjà fait.
Tu as aussi participé aux films Prince of Persia, La Colère des Titans ou bien encore le premier GI-Joe. Tu ne serais pas un peu accro aux blockbusters US ?
François Baranger > Hé, hé, c’est le hasard des prods qui sont confiées à ces grosses sociétés de FX. Sur chacun, je n’ai travaillé que peu de temps, mais on en enchaîne beaucoup. Mais il est certain que les blockbusters américains, s’ils ne donnent pas forcément de bons films, offrent de super sujets pour que les concepts artists s’éclatent !
Est-ce toi généralement qui vas vers les sociétés de production pour leur proposer ton aide ou est-ce plutôt l’inverse ?
François Baranger > Dans ce milieu, c’est toujours le client qui vient vers vous. Ça ne me viendrait pas à l’idée de contacter telle ou telle prod pour leur dire que j’ai très envie de participer à leur film. Cela dit, je suis free-lance ; si je cherchais un job à plein temps, ce serait différent, évidemment.
Je vois aussi que tu as une relation particulière avec Christophe Gans avec qui tu as bossé durant la préproduction de Fantômas ou bien encore celle de La Belle et la Bête. On sait que l’homme est un passionné de cinéma, qu’il travaille durement pour réhabiliter le cinéma de genre en France. Peux-tu nous parler de cette collaboration ?
François Baranger > C’est toujours passionnant de travailler avec Christophe. En premier lieu, parce qu’il a toujours des projets excitants, avec énormément d’ambition visuelle. Ce n’est pas sur un film de Gans qu’un concept artist risque de s’ennuyer !
Ensuite, d’un point de vue relationnel, c’est une personne qui laisse beaucoup de liberté aux artistes avec lesquels il travaille. En clair, il considère que s’il fait monter quelqu’un à bord de son projet, c’est qu’il a confiance en son talent et qu’il ne demande qu’à le voir s’exprimer. Cela peut sembler évident dit comme ça, mais c’est loin d’être toujours le cas…
Et, pour finir, c’est lui-même un passionné. Et c’est très motivant de travailler avec quelqu’un qui déborde d’enthousiasme.
Christophe Gans travaille actuellement sur son nouveau film. Es-tu impliqué et, si oui, pourrais-tu nous glisser une ou deux petites informations à son sujet ?
François Baranger > Oui, la préproduction vient de commencer, mais, comme tu t’en doutes, je ne peux rien te dire à ce sujet !
Tu as également à ton actif la BD Freaks Agency en tant que dessinateur et auteur. Celle-ci s’inspire de la nouvelle Le Cauchemar d’Innsmouth de H.P. Lovecraft. Comment t’est venue l’idée de faire une BD basée sur cet univers ?
François Baranger > L’univers de Lovecraft fait partie de mes centres d’intérêt principaux. C’est donc tout naturellement que je me suis lancé dans une BD basée sur son univers. Je trouvais ça intéressant de partir d’une de ses nouvelles et de dériver peu à peu pour aboutir à une histoire radicalement différente.
Freaks Agency devait s’étendre sur trois tomes. Finalement, il n’y en a eu que deux de sortis. J’imagine que ça a dû être une terrible déception pour toi, mais envisages-tu un jour de terminer ladite trilogie d’autant que tu avais proposé sur ton site le story-board de la première moitié de l’histoire, soit les 24 premières planches du tome 3 ?
François Baranger > C’était d’autant plus une déception qu’il ne manquait qu’un tome pour boucler le premier cycle. Non, je ne pense pas que je la terminerai un jour. Si la série a été arrêtée, c’était avant tout parce qu’elle n’avait pas trouvé son public. Il est certain qu’Albin Michel aurait pu mieux la défendre, mais honnêtement, si on me proposait de la reprendre aujourd’hui, je déclinerais. C’est de l’histoire ancienne, je suis passé à autre chose.
As-tu d’autres projets de BD en cours ?
François Baranger > Non, la BD représente un investissement en temps trop important par rapport au risque que l’album se plante. Et là, c’est un an de travail pour rien… Le jour où les éditeurs de BD retrouveront une production plus raisonnable et où chaque album qui sort aura une véritable chance de trouver un public, peut-être que je me laisserai de nouveau tenter.
Par contre, je prépare un livre illustré sur l’univers de Lovecraft, mais je n’en dis pas davantage pour le moment, c’est un projet de long terme.
A propos de H.P. Lovecraft, as-tu déjà eu l’occasion de jouer à Call of Cthulhu : Dark Corners of the Earth, sorti en 2006 sur PC, qui s’inspirait également de cette nouvelle ?
François Baranger > Non. J’avais lu des critiques assez négatives et cela ne m’a pas donné très envie d’y jouer.
Pour rester dans le domaine de la bande dessinée, quels sont tes auteurs favoris ?
François Baranger > Je vais me faire taper dessus par tous mes amis auteurs de BD, mais je n’en lis presque jamais… Du coup, j’ai un peu de mal à répondre à ta question !
Tu es aussi l’auteur du roman de science-fiction Dominium Mundi paru en 2013. Combien de temps t’a-t-il fallu pour l’écrire et qu’est-ce que tu retiens de cette expérience ?
François Baranger > Une dizaine d’années. Evidemment, comme je l’ai fait en parallèle de mon activité d’illustrateur, ce n’était pas à plein temps. En fait, tout est parti d’une idée de SF que je trouvais intéressante (je ne dis pas laquelle, pour ne pas spoiler) et dont j’étais surpris qu’elle n’ait pas été exploitée avant – à ma connaissance, en tout cas. Une idée qui nécessitait d’imaginer que l’humanité, dans le futur, était revenue à un mode de vie médiéval, tout en conservant une technologie moderne, et lançait une nouvelle croisade vers une planète inconnue. Or, l’envie d’écrire me démangeait depuis quelque temps. Je me suis donc lancé dans l’écriture d’un roman, pas vraiment dans l’idée d’être publié, mais plutôt de me tester, de voir ce que j’étais capable de faire sur ce sujet.
Et puis je me suis pris au jeu, et le projet a pris beaucoup plus d’ampleur que prévu. Au final, c’est devenu un énorme diptyque de 1.400 pages ! Et ma plus grande surprise est venue lorsqu’on s’est rendu compte, avec l’éditeur, que le roman marchait très bien. C’est vraiment une très grande satisfaction, après s’être donné autant de mal sur ce projet, de constater qu’il a trouvé un véritable écho auprès des lecteurs. On en est déjà au deuxième retirage, et il sortira en poche d’ici un an environ.
Le second tome est sorti en début d’année. As-tu déjà une idée précise de la suite, si suite il y a ?
François Baranger > Hou là, après dix ans immergé dans cet univers, j’ai envie de passer à autre chose ! Je ne dis pas que je n’écrirai jamais de suite, peut-être qu’un jour j’aurai envie d’imaginer ce qui s’est passé après la fin de l’histoire, mais pour l’instant, j’ai surtout envie de varier un peu. Du coup, mon nouveau roman sera un thriller situé à Paris en 1900. On ne peut pas faire plus éloigné…
Si tu pouvais choisir un roman dont tu aurais aimé être l’auteur, quel serait-il ?
François Baranger > Il y en a tant que j’aurais rêvé d’écrire… Spontanément, je répondrais peut-être « L’Echiquier du mal », de Dan Simmons.
Dernière question. Si tu devais choisir l’une de tes casquettes (auteur, dessinateur, concept artist…), laquelle aurait ta préférence ?
François Baranger > Impossible ! Ce serait comme demander à un père de choisir entre ses enfants ! Toutes ces activités me sont indispensables. Il y en a même d’autres que tu n’as pas citées, comme la sculpture ou la musique. En fait, je crois que je n’arrive pas à me spécialiser, j’aime avant tout la variété, le renouvellement.